Manipulation mentale et conduite en voiture
La question traitée dans cet article est de savoir si la manière dont un conducteur se comporte sur la route peut avoir une influence positive (ou négative) sur les conducteurs de véhicules qui l'entourent. Pour vérifier cela, il faut mettre en place une expérience simple dont les effets sont quantifiables. Le fait de "bien" conduire étant un domaine très vaste, nous allons regarder quelque chose de plus basique et de plus facilement quantifiable : le fait d'utiliser ou non son clignotant à une intersection.
Le question est donc de savoir si il est possible d'influencer les gens afin qu'ils utilisent (ou non) leur clignotant lorsqu'ils tournent à un carrefour.
Matériel
Pour réaliser cette expérience il faut une voiture équipée d'un clignotant et un carrefour. Comme nous allons tester si le fait que l'expérimentateur utilise son clignotant influence les conducteurs autour de lui, il est nécessaire de prendre un carrefour un peu particulier. En effet, si on choisit une intersection complexe et un peu dangereuse, il est possible que par défaut 99% des usagers de la route utilisent déjà leur clignotant. Il sera alors plus difficile d'évaluer l'impact positif de notre comportement si il faut mesurer une variation très faible de ce pourcentage (il est difficile de prouver qu'il y a une influence significative si vous arrivez à faire passer le pourcentage de gens mettant leur clignotant de 99% à 99.5%, cela nécessite plusieurs milliers d'observations).
La solution consiste donc à choisir une intersection où peu de gens utilisent leur clignotant pour tourner (dans l'idéal autour de 50%). Une telle intersection existe et ça tombe bien, elle est sur le trajet que j'emprunte chaque matin pour aller au travail. C'est d'ailleurs cette intersection qui m'a donné l'idée de l'étude puisqu'il m'arrivait parfois d'y oublier de mettre mon clignotant mais en voyant le véhicule me précédant l'utiliser, cela me rappelait que je l'avais oublié.
Voici la raison pour laquelle peu de personnes utilisent leur clignotant pour tourner à ce carrefour précis : ce carrefour est équipé de feu tricolore à chacune de ses voies et possède la particularité d'être un carrefour à 3 voies (et non pas 4 comme la plupart du temps). De plus, le matin, la grande majorité des gens suivent la route principale qui se dirige vers la grande ville, ce qui implique que le fait de mettre son clignotant semble superflu.
En effet, lorsque les deux voies parallèles sont au vert (Cas 1), la troisième voie est au rouge (logique) mais lorsque la voie unique passe au vert, deux phénomènes se produisent (Cas 2 ) :
- C'est la seule voie dont les véhicules se déplacent (donc utiliser son clignotant sert uniquement a prévenir les véhicules qui vous suivent)
- Tout le monde tourne à gauche le matin en direction de la grande ville toute proche (alors que la route à droite ne mène qu'à quelques bourgs proches). Une estimation empirique liée à mes observations indique qu'à l'heure de pointe du matin au moins 95% des véhicules de cette voie tournent à gauche. Votre clignotant n'est donc utile que pour le véhicule qui vous suit (puisque toutes les autres voies sont à l'arrêt) et il existe de forte chance pour que vous suiviez la même direction que tout le monde. Il n'est donc pas étonnant que les conducteurs ne ressentent pas forcément tout le temps le besoin de prévenir de leur action.
Méthode
Pour quantifier cette influence il suffit donc, chaque matin et de manière aléatoire (oui, il s'agit d'une expérience randomisée, n'en déplaise au Professeur Raoult) d'actionner ou non mon clignotant et de constater si le véhicule qui me suis (et qui a donc une bonne visibilité sur mes clignotants arrière) l'actionne lui aussi.
Un test de puissance a été réalisé pour estimer le nombre d'observations nécessaires pour mettre en évidence une différence de proportion de 15 points. Les deux proportions a comparer étant :
- Le taux de personnes qui me suivent et mettant leur clignotant quand je le met aussi.
- Le taux de personnes qui met suivent et mettant leur clignotant alors que je ne l'ai pas activé.
Pour un risque alpha à 10% on tombe environ à 100 observations pour chacun de ces groupes. Il fallait donc 200 observations. Sachant que je n'avais qu'une observation par jour, cela implique que cette expérience allait durer au moins 200 jours. Au final elle a duré plus d'un an et demi. Évidemment il n'y avait pas d'observations le week-end mais j'ai aussi décidé d'éliminer les fois où le véhicule qui me suivait était un véhicule professionnel (bus, camion, ...) ainsi que les rares fois où le véhicule tournait à droite mais c'est surtout l'immense nombre de fois où j'oubliais de regarder ce qu'avait fait le véhicule derrière parce que j'avais la tête ailleurs qui a rallongé la durée de cette expérience (que celui qui n'a jamais eu l'esprit ailleurs en allant au boulot me jette la première pierre). Ce fut donc une expérience de longue haleine.
Résultats
Sans plus attendre, les résultats :
| Le véhicule derrière moi
n'actionne pas son clignotant | Le véhicule derrière moi
actionne son clignotant |
Je n'actionne pas mon clignotant | 52 | 48 |
J'actionne mon clignotant | 36 | 64 |
Ainsi, quand je ne met pas mon clignotant, la personne qui me suit n'actionne le sien que dans 48% des cas alors que quand je met mon clignotant, la personne qui me suit l'actionne 64% du temps. Il y a donc une différence de 16 points. Le test statistique de comparaison de deux moyennes indique, dans notre cas, une p-value à 0.011 ce qui semble donc confirmer qu'il y a bien eu une influence significative de mon comportement sur les actions des véhicules derrière moi.
Il reste encore des récalcitrants mais mon action a permis d'influencer (environ) 30% des personnes qui ne mettaient pas leur clignotant (52-36)/52.
Conclusion
Cette étude montre qu'il est possible que notre comportement positif ait un impact sur les conducteurs qui nous entourent et que dans ce cas précis, on parvient même a faire changer le comportement "négatif" de 30% d'entre eux. Évidemment nous nous sommes mis dans un cas idéal, grâce à une intersection au profil particulier. Dans le cas plus classique d'une intersection où 90% des gens mettraient déjà leur clignotant pour tourner, votre attitude positif ne parviendrait à faire monter ce taux qu'à 93%, donc un gain minime de 3%. Mais cela permet néanmoins de prouver que si vous conduisez bien, vous aiderez les autres à bien conduire aussi.